Lettre ouverte au Secrétaire d'Etat Colin Powell, de la part des « Américains contre la guerre »

LETTRE OUVERTE AU SECRETAIRE D'ETAT COLIN POWELL, DE LA PART DES AMERICAINS CONTRE LA GUERRE (FRANCE)


Paris, le 22 mai 2003

Monsieur le Secrétaire d'Etat,

Nous, citoyens des Etats-Unis vivant en France, profitons de votre présence à Paris pour vous poser quelques questions et partager avec vous, par la même occasion, notre point de vue sur la guerre en Irak.

1. En tant que général des armées, vous avez connu les horreurs de la guerre, y compris celles de la Guerre du Golfe en 1991. Vous étiez initialement opposé à une nouvelle intervention armée en Irak. A côté de MM. Bush et Rumsfeld, vous donniez l'impression d'être la voix de la raison, tandis que vos collègues, qui n'ont jamais connu le combat, apparaissaient comme d'irresponsables va-t-en-guerre. Nombreux étaient ceux qui espéraient voir triompher votre point de vue. Pourquoi avez-vous capitulé devant eux ?

2. Vous avez soutenu l'idée d'envoyer en Irak les d'inspecteurs de l'ONU, en pensant que Saddam Hussein refuserait de les laisser travailler. Mais lorsqu'il les a acceptés, vous ne leur avez pas laissé le temps nécessaire pour compléter leur travail. Aujourd'hui, c'est votre gouvernement qui refuse la présence des inspecteurs, tout en admettant qu'il faudrait plusieurs mois pour démontrer l'existence des armes de destruction massive (ce n'est pas encore fait !). Comment justifiez-vous de telles contradictions ?

3. Au Conseil de Sécurité de l'ONU, en février dernier, vous avez prétendu qu'une intervention en Irak se justifiait à cause des armes de destruction massive -- armes chimiques et biologiques, missiles ballistiques, etc. -- que le régime de Saddam Hussein avait cachées partout dans le pays, en attendant de s'en servir, contre les Etats-Unis ou contre Israël. Pourtant, Hans Blix et les inspecteurs disaient qu'ils n'avaient trouvé aucune arme de destruction massive et qu'il leur fallait du temps supplémentaire compléter leur mission. Plusieurs semaines après la prise de Bagdad, de telles armes n'ont toujours pas été trouvées, mais des milliers d'Irakiens sont morts, dont au moins 4000 civils ; l'infrastructure du pays est réduit à néant ; la population est sous-alimentée et privée de services vitaux. Votre administration n'a-t-elle pas commis une tragique erreur en ordonnant la destruction du pays pour des raisons dépourvues de fondement ?

4. Vos arguments ont rencontré, au Conseil de Sécurité, une forte opposition. La majorité des pays membres du Conseil s'opposait à l'intervention et préférait laisser travailler les inspecteurs. C'était également le sentiment dominant dans l'Assemblée Générale. Votre "coalition" militaire se réduisait, pour l'essentiel, à deux pays : les Etats-Unis et la Grande-Bretagne. Comment pouvez-vous justifier une guerre que la majorité écrasante des pays du monde a refusée, contre laquelle des millions de citoyens du monde entier se sont élevés ?

5. En refusant de tenir compte du point de vue des Nations-Unies, n'essayiez-vous pas, délibérément, d'affaiblir cette organisation ? Ne s'agissait-il pas de justifier, par la même occasion, le "principe" des guerres préventives, décidées unilatéralement ? Ne s'agissait-il pas de justifier par avance de nouvelles interventions contre des ennemis érigés en "menace" -- l'Iran ou la Syrie par exemple ?

6. En tant que Secrétaire d'Etat, il relève de votre responsabilité d'assurer que les Etats-Unis respectent les traités et les normes internationalement reconnus. Mais en envahissant l'Irak, en ne prévoyant rien pour assurer la sécurité des civils, en n'assurant pas leur alimentation adéquate, en laissant courir les pilleurs, en prétendant placer le pays sous l'autorité administrative des Etats-Unis, en s'emparant des ressources énergétiques du pays, votre gouvernement bafoue l'idée même d'une légalité internationale. Comment pouvez-vous le justifier ?

7. Lorsque votre homologue M. Dominique de Villepin a défendu avec éloquence, devant le Conseil de Sécurité, l'opposition à l'intervention -- position partagée par la majorité des pays-membres -- votre gouvernment a stigmatisé la France en tant que pays "anti-américain". Mais la position française s'est avérée juste : aucune arme de destruction massive n'a été trouvée. L'Irak a donc été détruit inutilement. Ce qui n'a pas empêché votre gouvernement de participer à une campagne de désinformation à propos de la France et d'alimenter ainsi des campagnes anti-françaises virulentes et démagogiques. Trouvez-vous justifiée la xénophobie anti-française qui se répand aux Etats-Unis sous l'effet de votre gouvernement ?

8. En dépit des réclamations des organisations des droits de l'homme dès avant l'invasion, votre gouvernement n'a pas été en mesure d'alimenter la population, de lui fournir de l'eau, de faire fonctionner les égouts, d'organiser des soins médicaux adéquats à une population meurtrie. Il n'a pas écouté l'appel de centaines d'universitaires, y compris américains, qui demandaient que les sites archéologiques et les musées soient protégés des bombes et des pillages. Aujourd'hui le choléra se répand dans certaines zones, la violence demeure rampante dans les villes. Reconnaissez-vous que votre gouvernement, sous prétexte de renverser la dictature de Saddam Hussein, a provoqué une situation non moins inhumaine et inacceptable ?

9. En pleine guerre, le Ministère du Pétrole fut l'un des rares bâtiments publics protégés par les troupes américaines. Ce qu'il est convenu d'appeler la "reconstruction" de l'Irak passe par l'octroi de juteux contrats à Halliburton et à Bechtel, entreprises proches de l'administration Bush. Reconnaissez-vous, M. Powell, que la question des armes de destruction massive était un simple prétexte, permettant à l'administration Bush de justifier son souci de contrôler le secteur pétrolier et de favoriser un réseau intime d'intérêts particuliers ?

10. La presse nous informe que des bases militaires américaines vont être installées durablement en Irak. Une administration américaine prétend gouverner le pays, mais elle gouverne fort mal. Un peu partout l'opinion s'élève contre l'usurpation de la souveraineté irakienne. Ne voyez-vous pas que cela fomente encore plus d'instabilité dans le monde ? Ne voyez-vous pas à quel point cela encourage les mêmes réseaux terroristes transnationaux que votre gouvernement prétend combattre ?

11. L'anarchie règne en Irak. Les polarisations politiques et politico-religieuses se développent dans toute la région et au delà. Nous allons peut-être vers de nouvelles conflagrations. Ne croyez-vous pas qu'il soit grand temps de placer le sort du pays entre les mains des Nations-Unies, seule organisation apte à créer une forme de gestion internationalement légitime ?